Trahis
Il se révéla que Hull avait bel et bien posté un de ses zombies près de l’hôtel pour surveiller nos allées et venues : Rose. Je ne sais pas comment elle nous aurait arrêtés si on avait essayé de rentrer chez nous. Il était plus probable que Hull lui ait donné cette mission presque inutile afin de la tenir à l’écart, elle et son corps qui tombait en morceaux. Nous surveiller n’était pas la première de ses priorités. Même si on partait, il saurait me retrouver.
Mais qu’est-ce qui pouvait être assez important pour détourner son attention – et ses ressources principales ?
Rose savait seulement que Hull devait « se procurer quelque chose » en rapport avec ses recherches, celles qu’il comptait mener à bien financièrement en vendant mes enfants… et qui l’avaient obligé à passer cent ans dans les limbes dimensionnels. Apparemment, la seule leçon qu’il ait retenue dans toute cette histoire, c’était qu’il ferait mieux de se dépêcher et de finir son boulot avant que quelqu’un d’autre dans la communauté surnaturelle l’apprenne.
Rose ne savait pas où il s’était rendu, mais elle était capable de le retrouver grâce à un instinct qui fonctionnait aussi bien que n’importe quel dispositif de radioguidage. Cependant, on ne pouvait pas fourrer Rose dans un taxi, alors on partit à pied, à son rythme, en se cantonnant aux ruelles peu fréquentées et en évitant le moindre passant.
— On se rapproche, marmonna-t-elle une heure plus tard, alors qu’on passait par une étroite voie de service entre des immeubles.
— Attention, dit Jaime en désignant une zone jonchée de verre brisé.
Je guidai Rose pour qu’elle ne marche pas dans le verre et réprimai un frisson lorsque ses doigts osseux se posèrent sur mon flanc. J’avais un bras autour d’elle, sous le moignon de son bras droit, tandis que son bras gauche m’entourait le torse. Cela lui facilitait un peu la marche et rendait la mienne un peu plus compliquée.
On était arrivées aux deux tiers de cette longue ruelle quand j’entendis un bruit de verre broyé derrière nous. Je me raidis, mais je m’obligeai à continuer à avancer. Jaime me regarda d’un air de dire « Qu’est-ce qui se passe ? »
— C’est mon dos, dis-je. Le bébé… Courbée comme je le suis… Tu peux prendre le relais ?
— Bien sûr, me dit-elle.
Tout en lâchant Rose, j’essayai de regarder derrière nous.
— Tu vas bien ? s’inquiéta Jaime.
Je m’étirai le dos, hochai la tête et fis signe à Jaime et à Rose d’avancer. Si on s’arrêtait trop longtemps, la personne qui nous suivait allait comprendre que je l’avais entendue. Je tendis l’oreille et je reniflai, mais ces deux sens étaient hors d’usage. Après avoir marché une heure à côté de Rose, j’aurais pu tomber tête la première dans une de ces bennes à ordures sans rien sentir.
Si je me retournais, notre poursuivant saurait que je l’avais repéré. Même une deuxième excuse pour m’arrêter risquait de l’alerter. À moins que…
Je me rapprochai de Jaime.
— Il faut que j’y aille.
— Où ça ? me demanda-t-elle en fronçant les sourcils.
— C’est ma vessie, expliquai-je en pressant la main sur mon bas-ventre. Il faut que…
— Ah ! s’exclama-t-elle en riant. Nous interrompons cette situation de vie ou de mort pour une pause pipi due à une grossesse. On ne voit pas ça dans les films, hein ? (Elle regarda autour de nous.) Je ne me rappelle pas quel est le restaurant le plus proche, mais on peut revenir sur nos pas…
— On n’a pas le temps. Ce n’est pas grave, continuez, toutes les deux, je vous rattraperai.
— Ah, d’accord. Tu as besoin d’un mouchoir ?
— Oui, si tu en as un.
Tandis qu’elle fouillait dans son sac à la recherche d’un mouchoir, je balayai la ruelle des yeux, mais la personne qui nous suivait avait dû se cacher. Pendant que Jaime et Rose se remettaient en route, je m’abritai à mon tour en reculant dans un espace entre deux piles de cartons. Ils n’arrivaient pas aussi haut que ma tête, mais ce n’était pas grave, j’avais une excuse pour m’accroupir.
Maintenant, il me suffisait d’attendre que Hull ou son zombie ramènent leurs fesses par ici pour m’attaquer. Sauf que rien ne se passa. La ruelle était silencieuse.
Enfin, j’entendis un tout petit bruit de pas. Puis le silence, de nouveau. Est-ce qu’il se cachait ? Génial. On était là tous les deux, chacun dans sa cachette, à attendre que l’autre fasse le premier pas.
Je remuai à mon tour, comme si j’essayais de trouver une position confortable, en vain. Tout resta silencieux autour de moi.
Oh, génial. Vraiment génial.
Mes yeux s’arrêtèrent sur le long escalier de secours qui s’étirait au-dessus de ma tête. Je vérifiai ma tenue. Tee-shirt couleur bordeaux. Jean de maternité. Baskets en toile bleu marine. Tous sombres. Parfait.
Je pris un carton sur la pile la plus éloignée. Il était solide et lourd, et l’inscription « recyclage » sur le couvercle indiquait qu’il était sans doute rempli de journaux ou de magazines. Je le posai par terre, puis grimpai dessus et attrapai le bas de l’escalier. Je tirai dessus pour voir s’il était bien fixé au mur, puis je me hissai dessus. Pas si facile avec des jumeaux à bord.
Une fois là-haut, je m’accroupis en tendant l’oreille et en ouvrant grand les yeux. Rien ne bougeait dans la ruelle.
Je me balançai sur la pointe des pieds pour tester la stabilité de l’escalier de secours et l’absence de grincements. Tout semblait correct.
Je m’avançai tout doucement en m’arrêtant toutes les cinq secondes pour écouter et regarder tout autour de moi. Rien ne bougeait et l’on n’entendait pas un bruit. J’étais presque arrivée au bout du palier lorsqu’une odeur parvint à mes narines.
On aurait dit celle de… Non, pas possible !
Je baissai les yeux et vis Nick qui m’observait d’un œil noir, les bras croisés.
— Tu trouves que c’est une bonne idée, Elena, de ramper sur le palier d’un escalier de secours rouillé ?
— Tu… Tu es…
— Censé comater sur mes deux oreilles à cause d’un coup à la tête ? (Il renifla d’un air méprisant.) Au moins, tu ne m’as pas eu, cette fois.
— Je suis dés…
— Descends de là.
Il avait beau avoir l’air sévère, il m’aida à descendre. Tandis qu’il époussetait mes vêtements, je me raidis, en me disant que s’il était là…
— Jeremy et Antonio, dis-je en regardant autour de moi. Où sont-ils ?
— À l’hôtel. Avec un peu de chance, ils sont toujours occupés avec Clay et ils croient qu’on est descendus au bar pour te nourrir avant de rentrer à la maison.
— Alors, je ne t’ai pas…
— Assommé ? Non, cette fois, c’est moi qui t’ai bien eue. Ce n’est que justice.
Il me prit par le coude et me ramena dans la venelle. Je me rebellai, persuadée qu’il allait me ramener à l’hôtel, mais il partit dans la direction que Jaime et Rose avaient prise.
— Mais comment tu…
— Comment je savais que tu allais mettre les voiles ? Allons, Elena. Clay risque de perdre son bras, ou pire, et vous risquez tous les deux de perdre vos bébés, mais tu peux empêcher tout ça en tuant Hull. Jeremy est le seul à vouloir rentrer à la maison. Tu l’as entendu et tu as aussi entendu Jaime dire qu’elle pouvait traquer Hull. Alors, tu as trouvé une excuse pour parler avec Jaime seule à seule. Pas besoin de diplôme pour additionner deux plus deux.
On arriva au bout de la venelle. Sans lâcher mon bras, il voulut m’entraîner vers le sud. Je résistai.
— Je ne peux pas retourner à l’hôtel, Nick. Je suis désolée, mais…
— Si je voulais te ramener là-bas, tu crois vraiment que je t’aurais laissé me frapper ? Mon flair n’est pas aussi puissant que le tien, mais je peux traquer ce zombie femelle et je peux te dire qu’elle est partie par là.
Il marqua une pause, regarda autour de lui, puis s’engagea dans la rue silencieuse à grandes enjambées. À l’odeur, je compris qu’on suivait effectivement Rose.
— Si Clay était réveillé, c’est ce qu’il voudrait, reprit Nick. Enfin, non, il n’aimerait pas que tu te lances à la poursuite de ce type, mais, s’il avait été en état, il aurait pris la même décision que toi. Il aurait choisi d’arrêter Hull au lieu de fuir. Alors, je trouve que c’est ce qu’on devrait faire.
— Nick, je ne veux pas…
— Arrête. Déjà, ça m’énerve de voir que tu ne me fais jamais assez confiance pour me dire ce que tu mijotes… (Il balaya mes protestations d’un geste.) Je sais que c’est parce que tu ne veux pas m’entraîner dans quelque chose de dangereux, mais je suis assez vieux pour pouvoir prendre ce genre de décision tout seul. Le fait est que je suis déjà en rogne, alors ne va pas aggraver les choses en me demandant de rentrer à la maison. Je suis là, je reste. Tu as besoin de moi.
— Merci, dis-je en levant les yeux vers lui.
Il hocha la tête, puis désigna le bout de la rue.
— Elles sont là. Allons chercher ce salopard.
Devant la tête que fit Jaime en me voyant arriver avec Nick, je compris qu’elle était trop soulagée pour poser des questions. Elle était sans doute contente d’avoir quelqu’un d’autre dans l’équipe d’intervention, quelqu’un de plus capable qu’une nécromancienne, une louve sur le point de mettre bas et un zombie qui perdait des morceaux de corps à une vitesse alarmante.
Nick relaya Jaime pour aider Rose à marcher, et on poursuivit la traque.
— On y est presque, caqueta Rose en se libérant du bras de Nick et en sautillant presque vers une ruelle. Il est par là. J’le sens.
Je m’arrêtai à l’entrée de la ruelle. Celle-ci me paraissait… familière. J’avançai jusqu’au milieu, puis je m’arrêtai de nouveau et examinai les traces par terre. Des empreintes de pas montraient qu’il y avait eu une brève bagarre à cet endroit. Mes propres empreintes, plus une deuxième paire… de bottes, non, de courtes bottines noires. Je nous revis, Zoe et moi, à peine quelques jours plus tôt, moi la clouant au sol dans cette ruelle.
Mon estomac fit un bond. J’attribuai cela aux bébés et me dis que c’était une simple coïncidence. Non, pas une coïncidence. Zoe était en danger. Hull avait dans le collimateur le seul « membre de l’équipe » qu’on avait laissé tout seul.
J’attrapai Nick par le bras.
— Il en a après Zoe. Le bar où elle vient tout le temps est juste au coin de la rue. Elle doit y être en ce moment, et lui doit l’attendre quelque part.
— Il ne pense sans doute pas nous voir débarquer.
J’acquiesçai.
— Z’attendez quoi ? protesta Rose. Vous…
Je la fis taire.
— Mais il est juste au coin, là…
— On a besoin d’un plan d’attaque.
— Un plan ? Mais vous êtes trois…
Je plaquai ma main sur sa bouche – en dernier recours, croyez-moi. Ses yeux sans paupières me regardèrent méchamment, mais, quand j’enlevai ma main, Rose se contenta de s’éloigner en boitant pour aller s’appuyer contre le mur.
— Avant qu’on aille plus loin, il faudrait qu’on sache exactement où il est, expliquai-je.
— C’est toi qui commandes, ma jolie…
En secouant la tête, elle boitilla jusqu’au bout de la ruelle. Elle jeta un coup d’œil à l’angle de l’autre rue, puis recula. Elle marmonna quelque chose, puis se pencha de nouveau, un peu plus cette fois-ci. Enfin, elle revint vers nous.
— J’croyais qu’il était juste au coin de c’te rue, là-bas, mais il y a une taverne à c’t’endroit-là. Il est dedans.
— Vraiment ?
Nick et moi, on échangea un drôle de regard.
On se dirigea vers l’escalier de secours que Clay avait utilisé la première fois. On entra dans le bâtiment au niveau du premier étage et on suivit sa trace jusqu’au point d’observation qu’il avait utilisé pour nous surveiller, Zoe et moi. Il s’agissait en fait d’une trappe au-dessus du bar. Il suffisait d’entrouvrir cette trappe et de s’accroupir pour avoir un bon aperçu des clients en dessous.
Nick avait plus de facilité que moi à s’accroupir, alors ce fut lui qui se baissa. Quand il releva la tête vers moi, je compris que nos craintes se confirmaient.
— Elle est là-dedans avec Hull, pas vrai ? chuchotai-je.
Il acquiesça.
— Elle discute avec lui ?
Encore un hochement de tête.
— Sans qu’il l’y oblige, sans qu’il la retienne contre sa volonté…
J’essayai de ne pas avoir l’air surprise. Vraiment. Pourtant, au fond de moi, je me sentais quand même trahie.
C’en était presque risible. Sur quatre alliés potentiels, nous n’en avions aucun à l’arrivée. D’abord, Shanahan, à qui on avait refusé de faire confiance dès le départ et qui s’était révélé aussi innocent que Tolliver le prétendait – aussi innocent que le doc lui-même. Ensuite, Hull. On ne lui avait jamais fait confiance, mais on l’avait ignoré, puis on avait cru à son histoire et toléré sa présence, sans jamais se rendre compte de la menace qu’il représentait. Et maintenant, Zoe. C’était cette trahison-là qui me faisait le plus mal.
— Qu’est-ce qu’on fait ? chuchota Nick.
— Essaie de ne pas la combattre si tu peux l’éviter. Elle guérira plus vite que tu peux frapper. Neutralise-la si nécessaire. Elle n’a aucun pouvoir spécial, à part ses crocs. Si elle les plante dans ta chair, en revanche, elle peut te faire perdre connaissance. Sinon, elle n’est pas une menace. Nous devons l’arrêter et la remettre à Cassandra pour être jugée.
Il acquiesça, visiblement soulagé que je n’aie pas l’intention de la décapiter moi-même. Ce n’était pas notre rôle… et même si ça l’avait été, je n’aurais pas été sûre de pouvoir le faire.
— Je crois qu’ils sont prêts à partir, dit Nick en se relevant tant bien que mal. Hull vient de se lever et Zoe parle au barman.
— Il n’y a qu’une sortie, lui dis-je. Retourne dans la ruelle, envoie Jaime et Rose en lieu sûr et trouve un emplacement aussi éloigné que possible.
— Et toi ?
— Impossible de descendre assez rapidement de cet escalier de secours. (Je le poussai vers la sortie en continuant à parler.) Il y a une fenêtre à l’angle du bâtiment. Je regarderai de là-haut. N’attaque pas, sauf si tu y es obligé. On va commencer par les suivre.
Il sortit par la fenêtre en question, sur l’escalier de secours. Je lui attrapai l’épaule.
— Si on doit combattre Hull, n’oublie pas. Reste planqué, laisse-le lancer des sorts sur moi et épuiser son énergie. Il ne me tuera pas.
Nick hésita. Je savais qu’il n’aimait pas cette idée. Malgré tout, il hocha la tête et s’en alla.